Jean-Luc Lagarce et Vincent Dedienne : le théâtre, l’écriture et la vie
© Christophe Raynaud de Lage
À travers deux spectacles mis en scène par Johanny Bert, “Le Journal” et “Juste la fin du monde”, Vincent Dedienne fait revivre l’auteur de théâtre français mort du SIDA à 38 ans, en 1995. Une plongée spectrale et terriblement vivante que le comédien frémissant, avec d’autres interprètes, nous offre en partage au Théâtre de l’Atelier.
“Il ne m’est jamais rien arrivé”
Des huit-cents pages du Journal que Jean-Luc Lagarce a noircies durant plus de vingt ans, de 1977 à 1995, année de sa disparition, le comédien Vincent Dedienne a extrait les pages les plus puissantes, les plus significatives de la vie de cet auteur disparu trop tôt, longtemps méconnu du grand public, mais qui trouve sa place aujourd’hui au premier rang des auteurs de théâtre français contemporain. Devant un rideau noir entrouvert, sur lequel, de chaque côté, viennent s’inscrire les beaux dessins de l’artiste Irène Vignaud, assise à ses côtés, Vincent Dedienne, en jean de cuir noir, le sourire au coin de la bouche en forme de virgule ironique, distille de son débit rapide les pépites intimes de cette œuvre. L’enfance dans une famille ouvrière dans le Doubs, dans les années 1950, ses études et ses premiers émois à Besançon où il découvre en même temps la philosophie et le théâtre puis la création en 1977, de la compagnie de théâtre qu’il ne va jamais lâcher : le Théâtre de la Roulotte, en hommage à Jean Vilar.
© Christophe Raynaud de Lage
Vincent Dedienne plonge dans les mots crus de l’auteur, savourant une précision chirurgicale et pleine d’émotion, s’amusant de son ironie et de son humour décapant. L’homosexualité et la course vers le désir, le romantisme d’une vie d’artiste dont l’œuvre ne sera jamais publiée de son vivant, la certitude de la mort qui plane comme une ombre fatale à ses côtés. Le sexe, la vie et la mort, l’écriture et le théâtre sont les moteurs actifs de ce courageux marathon qui fait circuler répétitions, dates et précisions cliniques. L’écriture, chez Lagarce, raconte la vie entière et fait de lui un personnage en miroir de nos années 80. C’est un témoignage vibrant et intime à la fois qui nous est offert, et ce partage, cruel, terrible en même temps qu’émouvant, révèle en réalité comment l’intime du moi s’articule avec l’intime de la scène.
“Juste la fin du monde”
Après le Journal qui met en scène l’auteur dans une autobiographie assumée, voici sa dernière pièce, écrite à Berlin en 1990, et qui fut tristement refusée à l’époque par tous les éditeurs. Elle est aujourd’hui traduite, comme toute l’oeuvre, dans le monde entier et au programme du baccalauréat français. Louis, double de l’auteur, revient dans sa famille après trente ans d’absence. Il se sait condamné par la maladie et est venu l’annoncer aux siens, mais ne pourra jamais leur dire. Il y a là sa mère, sensible Christianne Millet, son frère Antoine, que campe avec une présence impressionnante Loïc Riewer, la femme de son frère, Astrid Bayiha et sa petite soeur Suzanne, jouée par Céleste Brunnquell. Mais Louis, qu’incarne Vincent Dedienne, ne dit presque rien et ce qu’il redoute, ce qu’il craint, ce qu’il pense se retrouve en creux dans les paroles des autres personnages, ainsi que dans le journal de Lagarce que nous pouvons écouter en première partie.
© Christophe Raynaud de Lage
Johanny Bert a choisi de placer tout ce petit monde à l’avant-scène, sur un plateau nu, alors que le mobilier de la maison familiale se trouve en suspension : vélo, fauteuil, lampadaire, punching ball et autres accessoires de jeu et de vie planent dans les airs, comme si la vraie vie était ailleurs. Le père apparaît en tant que marionnette à la tête énorme. Restent les fantômes vivants d’une époque instable que Louis vient revisiter, comme un étranger qui sait déjà que les liens avec sa famille n’existent plus. C’est peut-être ce qui explique le traitement distancié, ou trop naturaliste, de la mise en scène de Johanny Bert. Les personnages sont là, comme étrangers l’un à l’autre, sans la part de mystère, d’incertitude, d’énigme et d’angoisse, de gêne, que génère le texte de Lagarce qui agit par circonvolutions périphériques, en quête du mot juste et de la parole sincère qui cherche à jaillir. Le tout reste singulièrement étrange et l’on aimerait que le théâtre ici redonne au texte et aux personnages sa vibration, son décalage, essentiels à la vie sur un plateau. Saluons cependant cette production qui met Jean-Luc Lagarce à l’honneur et pour un large public.
Hélène Kuttner
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